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Lutte contre la corruption et relations contractuelles: au-delà des mots, des conséquences juridiques

May 22, 2020

By Nicola Bonucci, Philippe Bouchez El Ghozi, Nicolas Faguer

Récemment, la Cour de cassation a eu l’occasion de de se prononcer sur l’effectivité de clauses anticorruption dans les contrats et leurs conséquences au regard de la rupture d’une relation commerciale entre une filiale française d’une société américaine et une société française. Cette décision est riche d’enseignements concrets s’agissant des effets de telles clauses, trop souvent insérées sans que leur portée soit réellement mesurée au regard des droits et obligations qu’elles engendrent pour les cocontractants.

Un arbitrage international relativement mineur, adopté il y a une quinzaine d’années, est passé à la postérité lorsque le Tribunal, dans un obiter dictum, a affirmé que la corruption était dorénavant contraire à « l’ordre public international ».[1]

Aujourd’hui, la lutte anticorruption et les moyens à y consacrer imprègnent le droit: de nombreuses conventions internationales ont ainsi vu le jour et les Etats ont dû adapter à plusieurs reprises leur cadre juridique pour répondre à ces évolutions majeures du droit économique international. En France, cela a été notamment le cas avec l’introduction de l’infraction de corruption d’agent public étranger et, plus récemment, avec la désormais célèbre loi dite « Sapin II ».

Il est toutefois un domaine qui retient généralement moins l’attention mais qui est d’une importance primordiale pour les entreprises et les autres acteurs économiques car il touche aux relations commerciales et contractuelles. Ainsi, ces dernières années, sont apparues toute une série d’obligations anticorruption, y compris à travers l’insertion de « clauses anticorruption » (ou d’adhésion aux politiques globales de son partenaire) dont le contenu et la portée peuvent varier mais qui visent, pour l’essentiel, à un transfert de responsabilité. A titre d’exemple, le guide pratique anticorruption élaboré par le MEDEF à la suite de la loi Sapin II encourage les entreprises « à inclure dans le projet d’accord de partenariat une clause anticorruption (ex.: possibilités de droits d’audits, certifications et autres garanties) qui pourrait lui permettre notamment de se dégager de ses engagements en cas de manquement du tiers en matière de prévention de la corruption ».[2]

Une récente décision de la Cour de cassation vient d’apporter un éclairage significatif sur les conséquences juridiques des engagements anticorruption.

LA DECISION DE LA COUR DE CASSATION

Les faits sont relativement simples et clairs. Une société française Equilibre Implant Chirurgical (EIC) ayant pour activité le commerce d’articles médicaux, chirurgicaux et orthopédiques, a conclu en 2007 un «contrat d’agence d’affaires» pour une durée indéterminée avec la filiale française d’un groupe américain (Biomet). La société française avait par la suite adhéré en 2010 à la politique globale de lutte contre la corruption du groupe américain prévoyant notamment que « tous les collaborateurs de Biomet seront tenus de signer régulièrement une certification de leur adhésion à la politique, ainsi que de participer de façon satisfaisante à des formations portant sur la législation applicable à la lutte contre la corruption ».

En 2012, ce groupe américain, qui a alors été poursuivi par le Department Of Justice (DOJ) et la Securities and Exchange Commission (SEC) aux États-Unis, conclut un Deferred Prosecution Agreement (DPA) avec ces mêmes autorités. Dans le cadre de ce DPA, le groupe américain s’était engagé à renforcer sa politique anticorruption, vis-à-vis de ses salariés et filiales, mais aussi à l’égard de ses partenaires.

Or, au cours de l’année 2013, la société française refusa de renouveler son adhésion à la certification de la politique anticorruption du groupe américain et d’effectuer une formation en ligne à cet égard, en dépit de la réception de trois emails de relance. Biomet décida donc de résilier le contrat d’agence, sans préavis, ce qui entraîna un recours de la société française devant les tribunaux français sur le fondement, classique, d’une rupture brutale de la relation commerciale établie (article L 442-6 I 5° du Code de commerce devenu désormais dans sa dernière version l’article L 442-1).

Il appartenait ainsi aux juridictions saisies de déterminer si le comportement d’EIC était constitutif d’une faute grave autorisant Biomet à se dispenser de tout préavis dans le cadre de la rupture. C’est dans le sens de l’affirmative que la Cour d’appel de Paris puis la Cour de cassation ont successivement tranché.

Le 30 novembre 2017, la Cour d’appel de Paris débouta la société française aux motifs que «l'ensemble des manquements d'EIC en matière de souscription au dispositif de lutte contre la corruption et de déclaration des liens d'intérêts avec les professionnels de santé étaient d'une gravité suffisante pour autoriser la résiliation du contrat sans préavis».[3]

Le 20 novembre 2019, la Cour de cassation a approuvé les juges d’appel en jugeant « que, compte tenu des règles fixées par le programme de compliance et de l'accord conclu, le manquement de la société EIC à ses obligations contractuelles, en ce qu'il était susceptible d'engager la propre responsabilité de la société Biomet, était suffisamment grave pour justifier la rupture de la relation commerciale sans préavis ».

LES ENSEIGNEMENTS POUR LES ENTREPRISES

L’arrêt du 20 novembre 2019 peut être rapproché d’une décision de la Cour d’appel de Paris du 24 octobre 2013 ayant estimé, dans un litige opposant une société d’organisation de foires et salons et une société prestataire chargée de prospecter le marché ukrainien, que la rupture contractuelle sans préavis pouvait légitimement se fonder sur un ensemble d’éléments tendant à prouver que la société prestataire avait demandé à plusieurs parties tierces des pots de vin en contrepartie de son intervention - ce prestataire manquant ainsi aux obligations contractuelles qui étaient les siennes de ne pas nuire aux intérêts de son cocontractant, et ce en l’absence même d’une décision de justice confirmant les faits de corruption. [4]

Néanmoins, l’arrêt du 20 novembre 2019 va manifestement beaucoup plus loin puisqu’en l’espèce, aucun acte de corruption n’était reproché ni même suspecté, et que la Cour a considéré que le seul non renouvellement de l’adhésion à la certification de la politique anticorruption du groupe américain était constitutif d’une faute grave.

Trois enseignements majeurs de cet arrêt du 20 novembre 2019 peuvent être dégagés pour les entreprises:

1. Un premier enseignement pour toutes les entreprises.

Au-delà des mots, la lutte contre la corruption impose le respect de normes de comportement dont l’entreprise et ses dirigeants ne peuvent s’affranchir sans s’exposer à des conséquences juridiques et judiciaires qui s’ajoutent aux éventuelles sanctions pénales. A ce titre, il convient de souligner l’accroissement exponentiel des problématiques anticorruption dans les arbitrages internationaux, qu’ils soient entre une entreprise et un Etat ou purement commerciaux entre deux entreprises.[5]

2. Un deuxième enseignement pour les entreprises qui souhaitent insérer des obligations anticorruption dans leurs contrats.

Toute entreprise voulant introduire des clauses ou obligations anticorruption dans ses relations contractuelles devrait s’interroger en amont sur le but qu’elle entend réellement poursuivre en contractualisant de tels engagements. Bien qu’il existe des clauses types, il est recommandé qu’une telle clause ne soit pas seulement intégrée pour des raisons d’affichage ou de politique générale. Cette clause doit en effet être rédigée au regard d’une véritable cartographie des risques tout en étant proportionnée au but poursuivi. Il est aussi primordial que cette clause corresponde à une volonté claire de la mettre en œuvre si nécessaire. Insérer une clause anticorruption sans avoir une réelle volonté de mise en œuvre serait en effet éminemment dommageable.

3. Un troisième enseignement pour les entreprises auxquelles il est demandé de souscrire à de telles obligations.

Les entreprises auxquelles il peut être demandé (voire imposé ?) par leurs partenaires de souscrire à des clauses ou obligations contractuelles en matière d’anticorruption devront en mesurer toute la portée et ses possibles conséquences et éviter de s’engager à la légère (et ce a fortiori si leur partenaire appartient à un groupe américain). A cet égard, il importe de s’assurer que toutes les parties ont la même compréhension sur ce qui est concrètement attendu de l’entreprise visée par la clause en question, notamment dans le cadre d’un contrat international. Idéalement, il conviendrait de se mettre d’accord, au préalable, sur un protocole de mise en œuvre afin d’éviter de futurs malentendus.

Très récemment, le Professeur Marie-Anne Frison Roche a précisé la portée du droit de la compliance: « Un État ou une autorité publique pose ce que j’appelle un « but monumental» par exemple lutter contre le travail des enfants, ou la corruption (buts «négatifs») ou restaurer les équilibres écologiques (but «positif»). Ces buts de nature politique, que l’État n’est pas en position d’atteindre, notamment en raison de leur dimension mondiale, sont imposés à certaines entreprises, les «opérateurs cruciaux»: autrement dit l’acteur politique internalise dans les entreprises la charge de concrétiser ce bu t».[6]

Les obligations contractuelles en matière anticorruption, ainsi consacrées par la Cour de cassation, permettent de déterminer qui est responsable de quoi en la matière. Cela ne doit guère être pris à la légère.

Verba volant, scripta manent, les paroles s'envolent, les écrits restent.


[1]   CIRDI, World Duty Free Company c. Kenya, n° ABR/00/7, sentence, 4 octobre 2006, § 157, où le tribunal conclut que « [i]n light of domestic laws and international conventions relating to corruption, and in light of the decisions taken in this matter by courts and arbitral tribunals, this Tribunal is convinced that bribery is contrary to the international public policy of most, if not all, States or, to use another formula, to transnational public policy ».

[2]   https://www.ifaci.com/wp-content/uploads/Guide-pratique-dispositif-anticorruption-sapin-II.pdf
[3]  Cour d’appel de Paris, 30 novembre 2017, Pôle 5 chambre 5, RG:15/19388. La résiliation du contrat reposait aussi sur la non mise en œuvre de la déclaration des liens d'intérêts avec les professionnels de santé prévu au titre de l'article L.1453-1 du Code de la santé publique.

[4]  Cour d’appel de Paris, 24 octobre 2013, Pôle 5 chambre 5, RG:11/13392. Cet arrêt a été confirmé par la Cour de cassation le 24 mai 2016 (les moyens de cassation invoqués ne portaient toutefois que sur des aspects procéduraux et non sur le débat qui nous occupe aujourd’hui).

[5]  Voir, inter alia, les travaux du Basel Institute of Governance sur cette question: https://www.unibas.ch/dam/jcr:044a087d-367b-4310-b0be-8529d4908af8/arbcrime_2020_draft_agenda.pdf

[6]  in Actu-Juridique.fr, « Le droit de la Compliance peut contribuer à prévenir les crises mondiales ».

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